AUJOURD’HUI AVEC MOI DANS LE PARADIS

 

“On en conduisait aussi d’autres, deux malfaiteurs, pour les exécuter avec lui. Arrivé au lieu dit “le Crâne”, ils l’y crucifièrent ainsi que les

deux malfaiteurs, l’un à droite, et l’autre à gauche. Jésus disait: “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font”. Et, pour partager ses

vêtements, ils tirèrent au sort.

 

Le peuple restait là à regarder; les chefs, eux, ricanaient; ils disaient: “Il en a sauvé d’autres. Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de

Dieu, l’Élu!”

 

Les soldats aussi se moquèrent de lui: s’approchant pour lui présenter du vinaigre, ils dirent: “Si tu est le roi des Juifs, sauve-toi toi-même.”.

Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui: “c’est le roi des Juifs”.

 

L’un des malfaiteurs crucifiés l’insultait: “N’es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même et nous aussi!”. Mais l’autre le repris en disant: “Tu n’as

même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine! Pour nous, c’est juste: nous recevons ce que nos actes ont mérité; mais lui n’a rien fait de

mal.”. Et il disait: “Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi.”. Jésus lui répondit: “En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec

moi dans le paradis.”" (Luc 23.32-43).

 

Nous pouvons imaginer la scène. Il y a beaucoup de monde ce jour-là, pas loin de la muraille ou du sommet de celle-ci. Et ces gens regardent ce qui

se passe, un grand nombre dans la stupeur ou la désolation, d’autres avec des sentiments bien contraires.

 

Luc dit simplement “et le peuple était là et regardait”. Cette muraille avait été reconstruite par Néhémie, il y a quelques siècles, pour protéger

la cité sainte, et assurer la vie de ses habitants. Mais il n’y a plus de place désormais dans la ville, parmi ses habitants, pour cet homme qu’on emmène.

Sa place est maintenant ailleurs.

 

“Le peuple était là et regardait”. Et nous regardons avec lui, invités toujours à nouveau à le faire, nous qui savons que ce qui se passe là sous

nos yeux est au coeur de notre propre vie.

 

Ainsi donc, quittant la ville, cet homme Jésus est allé prendre sa place — il n’en aura plus d’autre — parmi les malfaiteurs. Et là, sur la croix,

il retrouve de plus belle les insultes et la dérision. Même les deux autres condamnés n’accueillent pas mieux ce nouveau venu dans leur confrérie du crime.

Matthieu et Marc nous disent seulement: “de la même manière aussi, ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient”. Et ces évangélistes ne reparleront

plus de ces deux hommes. Le point final semble avoir été mis à leur existence tragique.

 

Mais le dernier mot n’a pas été prononcé. Voici Luc, en effet, qui jette comme un faisceau lumineux, au milieu de cette sombre scène. C’est comme

si nous nous rapprochions de ces hommes qui vont mourir; et nous entendons mener une étonnante conversation à trois, dont les deux dernières phrases surtout,

vont retenir notre attention.

 

C’est d’abord des injures proférées par l’un des condamnés

 

– mais combien pathétiques dans sa bouche, combien humaines si l’on peut dire, comparées à celles des spectateurs. Puis, c’est la voix de l’autre qui s’élève,

non pour récupérer encore les propos de son compagnon, mais pour s’adresser à lui dans une si inattendue tonalité. Quel usage ce dernier fera-t-il de ces

remontrances; les écoutera-t-il? Le récit ne nous le dit pas.

 

Les deux croix:

 

La lumière va se concentrer maintenant sur deux hommes.

 

Mais que s’était-il passé, dans l’esprit de celui qu’on a appelé un peu malencontreusement le “bon larron”, pour l’amener à changer de langage? Il

n’a pas pu, en dépit des insultes de tout à l’heure, ne pas remarquer la singularité de l’homme qui partage la même peine. C’est comme si son regard s’était

éclairci, il commence à voir derrière les apparences. Peut-être a-t-il entendu quelque chose, de l’incompréhensible prière de son compagnon qui demandait

le pardon du ciel pour ses bourreaux. Si cet homme à côté de lui en fin de compte était juste, qu’il était victime d’une complète erreur judiciaire? Et

ce mot de roi, prononcé avec une ironie si féroce, inscrit aussi sur l’écriteau dérisoire, ce mot roi aurait-il quelque chose de son sens

véritable? Et si c’était parce qu’il est roi qu’on le réduit ainsi au silence? En tout cas, son règne aurait dû être un bon règne, puisque cet homme est

bon.

 

Et le renversement continue dans sa tête et dans son coeur: cet homme n’est pas n’importe quel roi. C’est peut-être le roi mystérieux, ce personnage

énigmatique attendu à travers les siècles, celui qui est l’élu, l’oint, le messie, le Christ — et c’est vrai, ces mots étaient lancés contre lui tout

à l’heure, comme des flèches venimeuses — et le Messie, plus qu’un autre roi, aura son règne.

 

Que sait-il de ce règne, de ce royaume, le pauvre malheureux? Quand viendra ce royaume? Ce n’est bien sûr pas pour demain. Et que pourrait-il faire

pour y entrer, lui dont les bras étendus ne peuvent rien donner, et aux mains duquel le sang des autres est resté attaché. Il n’a plus rien à lui, ni maison,

ni vêtement, ni ce qui fait la vie et la dignité d’un homme. Il n’a plus d’avenir, que ces quelques heures à vivre — et quelles heures! Il n’a plus que

la solitude et son péché. Tous les espoirs pour lui sont morts absolument; il ne lui reste que l’espérance — c’est cet homme dressé à ses côtés.

 

L’ultime dialogue:

 

Il se hasarde alors et formule l’essentiel de ce qu’il a à dire, sans préambule, sans précautions oratoires: “Jésus, souviens-toi de moi quand tu

viendras dans ton règne”. Il utilise le nom de la vie de tous les jours, “Jésus”; il ne dit pas “Maître” ou “Seigneur”. J’allais presque dire qu’il l’appelle

par son prénom.

 

“Souviens-toi de moi”, comme si son seul mérite, son seul titre au royaume, était de pouvoir dire: “J’étais là avec toi, tu sais, souviens-toi, ton

visage était tout près du mien. Souviens-toi, parce qu’on s’est rencontré une fois — pas n’importe où, pas n’importe quel jour.”.

 

Mais recevra-t-il une réponse de ce roi mourant qui a toutes les apparences d’être vaincu?

 

Et la réponse vient. Elle commence, solennelle, par ces mots: “en vérité, je te le dis”. Celui qui va mourir et qui parle ainsi, est aussi celui qui

possède toute autorité dès avant la création du monde. Comme vous le savez, cette expression “en vérité” traduit dans nos versions le mot “amen” qui figure

dans le texte original. C’est cet “amen je te le dis” qu’on retrouve tant de fois à travers l’évangile dans la bouche de Jésus. Ce vieux mot repris de

l’hébreu, amen, c’est ce qui est vrai, certain, solide, ce en quoi on peut avoir une confiance absolue. L’amen est le sceau du Seigneur, la signature

de Christ, ainsi que l’a dit quelqu’un.

 

Mais que contient cette déclaration de Jésus: “Aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le paradis.”? Les mots de cette phrase forment un tout et il est

difficile de les considérer séparément.

 

Où est situé ce lieu mystérieux où les deux hommes vont être ensemble, et dans quelle situation? Qu’est-ce que ce paradis un peu embarrassant pour

notre théologie (le mot ne se trouve d’ailleurs qu’une ou deux fois dans toute l’Écriture, et peut-être était-il plus proche du langage de cet homme)?

Qu’est-ce que ce paradis où nous nous retrouverons en attendant la grande résurrection?

 

Pour mieux comprendre, il faut revenir à ce mot “aujourd’hui” du début, qui, dans la bouche du Christ lui-même, peut dépasser largement son sens habituel,

limité au moment ou à la période qu’on vit. Or, le temps de Dieu, dans son éternité, n’est pas le nôtre; il déborde, il enveloppe de toutes parts, si l’on

peut dire, notre temps limité. Ramené à notre perception d’hommes, cet aujourd’hui peut être un présent, mais aussi un futur, et comme nous le verrons,

il peut être un passé. Le temps de Dieu n’est pas le nôtre; l’espace de Dieu n’est pas non plus celui des hommes, et ce paradis proclamé échappe aussi

bien au temps, et à l’espace — à la fois proche de nous et plus lointain, dans l’éternel aujourd’hui de Dieu.

 

Le paradis, être avec lui:

 

Ce paradis est-il alors, à tout prendre, quelque chose de vague et d’inconsistant? Non, car pour bien saisir la pensée de ces termes d’”aujourd’hui”

et de “paradis”, il faut surtout considérer ce qui reste de la phrase de Jésus. Il n’est pas dit: “aujourd’hui, tu seras dans le paradis”, mais “aujourd’hui,

avec moi, tu seras dans le paradis”; et l’on entend comme en écho tant de textes du Nouveau Testament qui nous sont familiers: avec Christ, avec le Seigneur,

morts avec Christ, ressuscités avec le Christ, assis avec Christ dans les lieux célestes, vous paraîtrez avec lui dans la gloire, nous serons toujours

avec le Seigneur. Et tout aussi extraordinaire: vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.

 

Ainsi, le paradis, c’est d’abord et avant tout, le lieu où l’on est avec Jésus. Peu importe la forme — et cette forme, quand toutes choses seront

établies, pourra être prodigieuse, inimaginable — l’essentiel est, et sera, dans l’éternité, cette présence bienheureuse. Oui, Seigneur Jésus, que serait

le paradis, si resplendissant soit-il, si tu n’y es pas avec moi!

 

Le paradis, c’est le lieu où on est avec Jésus, et ce lieu, peut-on le dire, c’est d’abord et contre tout, cette colline inhumaine: c’est la mort

qui va suivre; mais c’est aussi le jardin de Joseph d’Arimathée, où le brigand, d’une manière ou d’une autre, ne pourra pas ne plus être avec Jésus.

 

Mais qu’a-t-il compris de tout cela, le pauvre homme? Il a saisi sans doute au moins qu’il n’est plus seul, que dans sa déplorable situation, descend

l’aujourd’hui de Dieu; car cet aujourd’hui, c’est aussi et d’abord ici et maintenant. Il ne s’agit pas seulement d’un règne peut-être lointain,

il s’agit d’une présence indicible, d’un lien d’amour que rien ne pourra défaire. Il s’agit bien sûr d’un pardon immédiat, si total, qu’aucune allusion

n’a même été faite à ses fautes.

 

Extérieurement, rien de nouveau ne s’est produit, aucun de ses clous n’a disparu. Dans quelques heures, il verra, avant lui, expirer celui qui lui

avait répondu — mais cela n’enlève rien à la force de cet aujourd’hui qui contient tout l’amour et toute la puissance de Dieu.

 

C’est toi, cet homme:

 

Essayons maintenant de prolonger notre méditation. C’est une scène saisissante que nous venons de regarder; mais n’est-ce pas aussi un peu notre histoire

à nous, qui s’est déroulée là sur la sombre colline?

 

L’évangéliste Jean, dans son récit de la Passion, dit seulement: “c’est là qu’ils le crucifièrent, ainsi que deux autres avec lui”. Deux autres, deux

autres hommes, c’est tout. Et je pense tout à coup que ç’aurait pu être nous, être moi, des non-brigands comme chacun le sait, mais qui, en définitive,

méritons une même condamnation. Pour moi aussi, le seul recours est le compagnon misérable — et c’est le moment de rappeler une chose capitale que le

brigand sans doute ne savait pas, mais qui fondait son propre salut: il n’y a pas eu d’erreur judiciaire; des trois hommes réunis sur la colline de Golgotha,

le plus chargé de crimes, était celui dont la croix s’élevait au milieu.

 

Et c’est à cause de cela, de ce poids écrasant, que la porte du ciel s’est comme ouverte sous nos yeux, que l’espérance peut naître et renaître dans

nos coeurs. Nous sommes entrés dans le plus profond, le plus incompréhensible mystère, qui sollicite tout le regard, et toute l’écoute de notre foi.

 

Une seule croix:

 

Mais il nous est demandé d’avancer encore, s’il se peut, dans ce mystère d’amour.

 

Levons les yeux une fois encore. Et c’est comme si, en regardant bien vers l’horizon de la colline, nous voyions tout à coup cette croix du brigand,

notre croix, se mettre en mouvement, rejoindre peu à peu la croix même du Christ — comme se

 

superposant — et ne plus faire qu’un avec elle.

 

Oui, nous étions présents avec le Christ sur sa croix, liés à lui par son amour et par nos fautes, nous étions présents sur la croix avec tout notre

être pécheur; et cet être pécheur, là, a été mis à mort.

 

Le temps des hommes, l’espace des hommes n’est plus de mise ici; nous sommes comme immergés dans l’inintelligible éternité de Dieu. Réécoutons les

paroles étonnantes de l’apôtre: notre vieil homme (c’est-à-dire, en un sens, tout ce que nous sommes) a été crucifié avec lui, pour que soit détruit ce

corps de péché — nous avons été totalement unis, assimilés à sa mort (Littéralement: nous sommes devenus une seule plante avec lui.) — ou encore: j’ai

été crucifié avec lui. Et comme ce mot “avec” a ici son sens plein!

 

C’est ce que le baptême nous rappelle avec force, nous engageant aussi à réaliser chaque jour cette mise à mort — comme aussi il nous donne l’assurance

avec non moins de force que, continuant à être indissolublement lié à nous, le Christ de Pâques nous a entraînés avec lui dans sa résurrection, nous invitant

à vivre ainsi chaque jour dans une vie nouvelle.

 

Oui, le baptême, c’est l’amen irrécusable de Dieu, sur le plan de son éternité (si l’on peut dire), mais aussi dans l’aujourd’hui de notre temps humain

– c’est l’amen de Dieu qui nous déclare morts et ressuscités avec le Christ.

 

Et c’est cet amen que nous réentendrons tout à l’heure lors de la sainte Cène, dans cette communion, dans cette union renouvelée avec le Christ du

Calvaire et du matin de Pâques.

 

Sachons une fois de plus regarder, discerner, contempler.

 

Un mot encore. Si un jour, au terme de notre vie peut-être, nous nous trouvions comme le brigand sur la croix, aussi démunis, aussi incapables de

réparer, il nous restera au moins cette prière: Jésus, souviens-toi de moi — tu te rappelles, Seigneur Jésus, j’étais aussi avec toi au Calvaire, c’était

sur ta croix même, quand tu as pris mon être pécheur et misérable.

 

Et la voix ineffable du Sauveur bien-aimé descendra jusqu’à nous: en vérité, et c’est la vérité de Dieu, je te le dis, je te le dis à toi, aujourd’hui,

tu seras, avec moi, dans la maison du Père.

 

AUTEUR: Roger Aubert, prédication extraite de “Semailles et Moissons”.